Le théologien suisse Stefan BUCHS, prêtre de la Communauté du Chemin Neuf, nous décrypte comment Amoris Laetitia propose à chacun et chacune une éducation au discernement en vue de vivre une relation personnelle avec Jésus.

Un bousculement positif

Amoris Laetitia (AL)[1] – La Joie de l’Amour – a bien bousculé l’Église catholique, surtout de manière positive. On parle encore aujourd’hui, plus de cinq ans après sa publication, d’un nouveau langage introduit dans l’Église, d’une redécouverte de la miséricorde, mais aussi des grandes initiatives prises pour renouveler la pastorale des couples et des familles partout dans le monde. Cependant, jusqu’à présent il y a encore de grands débats, surtout autour du chapitre 8 intitulé : « Accompagner, discerner et intégrer la fragilité ».[2] Dans ce chapitre, le pape ne prescrit pas dans une loi ce qu’il faut faire dans certaines situations où la famille ou le couple se trouve dans une condition difficile ou même non prévue par l’enseignement catholique. Pour ces situations, le pape propose un chemin d’intégration, qui se base sur l’accompagnement et le discernement, aussi bien des personnes directement concernées que du pasteur.

Ce faisant, le pape a déçu deux milieux ecclésiaux. Les catholiques plutôt « progressifs », qui demandent l’accès aux sacrements pour les personnes divorcées habitant ensemble, ou qui réclament même la possibilité d’un « divorce ecclésial » et d’un nouveau mariage dans l’Église. Quant au milieu plutôt traditionnel il a vu dans ce chapitre 8 – où le pape insiste sur la nécessité du discernement, surtout dans la note de bas de page 336 – une trahison de l’enseignement catholique sur l’indissolubilité du mariage et une assimilation aux courants moraux sociétaux non-chrétiens.

Autrement dit : pour les uns, le pape reste enfermé dans une catholicité antimoderne, régressive et rigoriste, pour les autres, il est un progressiste qui s’éloigne de la vérité de Jésus transmise par la Bible, par la foi des apôtres et par l’enseignement traditionnel de l’Église catholique. Mais comme les deux perspectives s’excluent mutuellement, ceci signale qu’il faut essayer de mieux saisir cette notion de « discernement » qui est la pierre d’angle pour comprendre l’exhortation apostolique.

Ignace et le magistère : les deux piliers d’Amoris Laetitia

Pour ce faire, il faut d’abord mettre en lumière quelques fondements d’AL.

Un premier pilier est bien-sûr l’origine spirituelle du pape François. En étant jésuite, il est formé par les exercices spirituels de saint Ignace qui sont aussi une école de discernement.

L’autre pilier est constitué par les écrits précédents du magistère catholique concernant la vie en couple et la famille. Il s’agit surtout de l’encyclique Casti connubii (CC) du pape Pie XI (1930), de l’encyclique Humanae vitae (HV) du pape Paul VI (1968) et de l’exhortation apostolique Familiaris consortio (FC) du pape Jean Paul II (1981).

A nous de regarder comment ces documents parlent du discernement et de les comparer avec AL. Cela permettra de voir comment AL développe davantage l’enseignement ecclésial de la vie en famille. Nous allons découvrir que, d’un côté, le pape reste avec AL dans une fidèle continuité avec l’enseignement catholique et, de l’autre côté, qu’il respecte et accueille profondément les situations concrètes des familles dans nos sociétés modernes. La nouveauté ne se trouve alors point dans le contenu de l’enseignement d’AL, mais dans le fait que le pape ose faire confiance à la conscience formée de la personne individuelle et à sa capacité de discerner sur ce qui est la meilleure manière d’agir devant Dieu dans les circonstances concrètes de sa vie. Dans AL, le pape François nous montre donc un chemin vers plus de maturité spirituelle.

1 Les fondements ignatiens : vers un « plus », un « davantage »

Jorge Maria Bergoglio, qui est l’actuel pape François, est jésuite. Comme fils spirituel de saint Ignace, il est empreint par la spiritualité des exercices spirituels (ES[3]). Les ES sont une école pour apprendre à discerner comment se laisser mieux aimer par Dieu et pouvoir, par la suite, mieux suivre Jésus. Ce « mieux » nous indique déjà qu’il s’agit d’un processus. Les ES nous entrainent sur un chemin vers un « plus » : plus d’amour, plus de charité, plus de vraie liberté, plus d’espoir, plus de confiance et de foi – le chemin donc qui est Jésus lui-même.[4]

Saint Ignace, qui a vécu au commencement des temps modernes, se trouvait dans un monde où le recours à des préceptes moraux clairs était devenu plus difficile que quelques siècles auparavant. Le monde occidental, qui était construit sur la base d’un seul césar, d’un seul empire et d’une seule Église s’était effondré. L’émergence des villes et de l’état social des citoyens dès le 13ème siècle avec l’apparition des universités, la (re-)découverte de la typographie de Gutenberg à partir de 1450, la découverte du « nouveau monde » en 1492 et la réformation de 1517 (Luther) et de 1519 (Zwingli), avaient complètement détruit la vision du monde traditionnel. Dans le discours des savants, c’est la croissance du « nominalisme » philosophique et éthique qui remplace une théologie et une morale sur la base de la « loi naturelle ».[5] L’époque entière est en train de changer.

Dans ce contexte, Ignace fait l’expérience de Manrèse qui aboutit quelques années plus tard aux Exercices Spirituels. Gravement blessé, lié pendant des mois au lit, il avait découvert comment la lecture de l’histoire de Jésus et de celle des saints lui donnait un sentiment de consolation profonde et durable, tandis que la lecture des romans de chevalerie lui offrait seulement un petit moment de plaisir et de gaieté, sans l’ouvrir à plus d’amour et de vie. Dans ce processus, Ignace a découvert la base du discernement spirituel pour mieux apprendre et comprendre comment Dieu guide et conduit l’âme humaine. Le principe et fondement de ce discernement est le fait que l’homme est créé pour vivre avec Dieu (ce qui est aussi au centre du message biblique) et que chaque aspiration humaine vise ce but. Dans les exercices, l’ « exercitant » apprend à discerner les divers penchants de l’âme pour mieux comprendre comment il peut mieux réaliser ce pour quoi il est créé. La pensée traditionnelle – où l’état de religieux est le plus parfait avant celui des prêtres et des personnes mariées – n’a plus la même valeur que dans le passé, même si Ignace reste formé par cette idée. Ce qui compte, c’est de choisir l’état de vie ou la profession qui vous permet davantage de servir, de louer et de respecter Dieu (cf. ES 23).

Aujourd’hui à l’époque de la post-modernité qui, surtout en occident, agit selon le principe libéral de non-dommage[6], l’être humain a de plus en plus un sentiment d’insécurité et d’être perdu. Ce qui implique qu’il cherche à suivre de plus en plus des règles strictes pour pouvoir retrouver une orientation à la vie. C’est à partir de là que la notion du discernement dans AL est jugée : elle propagerait un relativisme moral. Mais le pape ne pense pas selon les catégories post-modernes, comme il nous le montre souvent par ses prises de position très claires (ex. dans l’exigence de la migration mondiale). Surtout les règles du discernement ignatien ont comme base une loi ferme, celle du « principe et fondement » (cf. ES 23) :

« L’homme est créé pour louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme, et les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, et pour l’aider dans la poursuite de la fin pour laquelle il est créé. »

Il ne s’agit donc pas d’un volontarisme moral, mais d’une recherche en vérité de la plus grande gloire de Dieu. Ce discernement ne vise pas le confort de la personne humaine, mais il ordonne les pensées et désirs vers la vie avec Dieu, en respectant complètement la situation réelle et concrète de la personne concernée. Il devient donc évident que la discussion – à savoir si le pape, en s’appuyant sur le discernement, est progressiste ou traditionaliste – est vaine, parce que le discernement spirituel met Dieu au centre et cherche comme but comment la personne concrète peut vivre davantage en Jésus Christ.[7]

2. L’enseignement du magistère sur la famille avant Amoris Laetitia

Pour ce deuxième point, il faut toute suite préciser les limites de cette recherche. Bien-sûr il serait très important de fouiller tous les écrits du pape actuel mais aussi d’étudier chez ses prédécesseurs comment ils parlent du discernement. Cette tâche dépasse la possibilité d’un petit article mais nous pouvons faire un premier constat.

Le substantif « discernement » est utilisé 33 fois et le verbe « discerner » 9 fois dans la traduction française d’AL. Le pape Jean Paul II les a utilisés 8 fois comme substantif et 4 fois comme verbe dans son exhortation apostolique Familiaris Consortio (FC) sur les tâches de la famille chrétienne dans le monde d’aujourd’hui en 1981. Le pape Paul VI n’utilise jamais cette expression dans son encyclique Humanae Vitae (1968) et dans l’encyclique Casti Connubii (CC) sur le mariage chrétien (1930) du pape Pie XI le mot s’y trouve une seule fois.

Il est donc très juste de dire que le langage ecclésial sur le mariage est en train de changer. C’est encore plus évident en regardant comment les mots « discerner » ou « discernement » sont utilisés dans les différents textes.

Dans CC, le discernement n’est rien d’autre que la reconnaissance de la loi divine et de la loi naturelle sur le mariage : « Cette conformité de l’union conjugale et des mœurs aux lois divines, sans laquelle aucune restauration efficace du mariage n’est possible, suppose que tous peuvent discerner, avec facilité, avec une pleine certitude, et sans aucun mélange d’erreur, quelles sont ces lois ». Nous nous trouvons encore dans le langage classique de la néo-scolastique, même si le pape Pie XI ne voit pas seulement l’importance d’engendrer des enfants dans l’acte conjugal mais aussi l’amour – ce qui était à l’époque une nouveauté dans le discours officiel de l’Église catholique.

Cinquante ans plus tard, le pape Jean-Paul II utilise le verbe « discerner » dans le sens de se rendre davantage compte de sa propre vocation (cf. FC 2 ; 8 ; 37). L‘expression utilisée est le « discernement évangélique », surtout dans FC 5. Il s’agit ici d’un discernement pour « sauver et réaliser toute la vérité et la pleine dignité du mariage et de la famille » (FC 5). Ce discernement évangélique est à la fois la tâche des pasteurs comme celle des laïcs. Nous trouvons donc ici un point fort qui encourage tous les fidèles à utiliser leur capacité de discernement qui se forme par l’éducation de la conscience (cf. FC 8). Il y a ici sûrement une correspondance avec la compréhension ignatienne du discernement. Mais déjà en FC 84, la notion de discernement est utilisée autrement avec pour sens de distinguer ou de reconnaître. À la différence de FC 8, cette tâche oblige seulement les pasteurs à discerner les différentes situations des catholiques qui vivent dans une nouvelle union après leur divorce.

Par comparaison avec la prise de conscience (1er point) de l’importance de la capacité à discerner dans la spiritualité ignatienne, le bilan des écrits d’avant AL reste maigre. C’est sûrement l’une des raisons pourquoi AL provoque tant de discussions.

3. Amoris Laetitia et la propagation de la formation de la conscience

Dans AL, le sens ignatien du mot discernement est tout de suite évident. En citant un document des évêques espagnols de 1979, le pape François explique déjà au début de AL la nécessité de toujours chercher ce qui reste vrai et valide dans les formes et modèles traditionnels de la famille, mais aussi ce qui est une expression d’une culture et époque spécifique. Le contexte nous montre clairement qu’il s’agit d’une tâche confiée à la fois aux pasteurs et aux laïcs, au même degré (cf. AL 32). La confirmation de cette interprétation suit aussitôt : « Nous avons du mal à présenter le mariage davantage comme un parcours dynamique de développement et d’épanouissement, que comme un poids à supporter toute la vie. Il nous coûte aussi de laisser de la place à la conscience des fidèles qui souvent répondent de leur mieux à l’Évangile avec leurs limites et peuvent exercer leur propre discernement dans des situations où tous les schémas sont battus en brèche. Nous sommes appelés à former les consciences, mais non à prétendre nous substituer à elles. » (AL 37).

Comme Jean-Paul II, le pape François souligne l’importance de former la conscience des laïcs. Mais il ajoute clairement ce que ses prédécesseurs n’ont pas écrit : les pasteurs et l’enseignement de l’Église ne peuvent pas se substituer à la conscience des laïcs. Cette remarque ne veut absolument pas dire que les autres papes n’auraient pas été d’accord. Le respect de la dignité de la conscience formée est essentielle dans l’enseignement de l’Église.[8] Le concile Vatican II l’a appliqué dans la constitution pastorale Gaudium et Spes (GS) sur la question concernant le planning familial : « Dans leur manière d’agir, que les époux chrétiens sachent bien qu’ils ne peuvent pas se conduire à leur guise, mais qu’ils ont l’obligation de toujours suivre leur conscience, une conscience qui doit se conformer à la loi divine ; et qu’ils demeurent dociles au Magistère de l’Église, interprète autorisé de cette loi à la lumière de l’Évangile. » (GS 50). Même si l’enseignement de l’Église reste important pour la formation de la conscience, celle-ci ne peut jamais être substituée par une autre instance, même pas par l’autorité du pape ou d’un concile.

La notion « discernement/discerner » se trouve de nouveau dans le contexte de la vocation au mariage sacramentel (cf. AL 72), de l’engagement social d’une famille (cf. AL 186), de la manière de préparer le mariage (cf. AL 207), de la propagation de la vie (dans le sens de GS 50, en considérant HV 11) et de la formation et de l’utilisation des moyens de communication sociale (cf. AL 274). Dans AL 227, le pape propose aux pasteurs de former les fidèles, surtout les familles, à l’oraison et à la lecture de la Bible, parce que la Parole de Dieu est « un critère de jugement et une lumière pour le discernement des différents défis auxquels sont confrontés les époux et les familles ».

L’appel au discernement dans le chapitre 8

Là où l’appel au discernement est le plus contesté, c’est dans le chapitre 8 d’AL sur comment accompagner, discerner et intégrer la fragilité.[9] C’est dans ce chapitre que le pape François aborde les questions difficiles des vies conjugales brisées, séparées ou divorcées. C’est ici où se posent les questions sur la possibilité de vivre avec un nouveau conjoint ou une nouvelle conjointe et sur la possibilité de pouvoir continuer à accéder aux sacrements ou pas.

Ce chapitre est préparé au préalable dans AL dans les paragraphes qui cherchent la semence du Verbe dans les situations imparfaites. Par exemple, la capacité à discerner nous aide à voir ce qui est beau et vrai dans des formes conjugales et familiales dans d’autres cultures et religions (cf. AL 77). Dans les paragraphes qui veulent éclairer les crises, les angoisses et les difficultés, le pape note que la pastorale des personnes séparées, divorcées ou abandonnées demande un discernement spécial (cf. AL 242) et attentif, si elles sont dans une nouvelle union (cf. AL 243). Quand de telles personnes souhaitent accéder au baptême, l’évêque est tenu de faire un « discernement pastoral adapté à leur bien spirituel » (AL 249).

C’est ainsi qu’après, au chapitre 8, le pape parle d’abord des situations inconnues de la doctrine catholique, comme celle du concubinat. Dans ces cas, le discernement pastoral a comme but d’entrer en dialogue avec ces personnes et de les aider à découvrir la richesse de l’Évangile et du mariage sacramentel, mais aussi de les soutenir à grandir humainement et spirituellement (cf. AL 293). Ici, le pape François fait référence à la « loi de la gradualité », surtout utilisée par Jean-Paul II en FC 34.[10] Concrètement, en utilisant le critère biblique, cela veut dire que le pape pense que l’Église est plutôt appelée à intégrer les personnes et à s’approprier l’attitude de la miséricorde divine et non pas à les exclure éternellement (cf. AL 296).

Le pasteur est donc appelé à discerner comment les personnes, qui habitent dans des situations non-prévues par l’Église, peuvent participer à la vie paroissiale. Pour ce faire, il est important de discerner ce que la personne concrète vit dans sa situation. Était-elle abandonnée sans grande raison par le conjoint/la conjointe ? A-t-elle décidé de vivre dans une nouvelle relation après le divorce parce que c’était l’unique chemin responsable vis-à-vis des enfants ? Ou a-t-elle changé de partenaire de manière insouciante ? Ce discernement est important en vue de constater si la personne concernée ne vit pas éventuellement dans une situation de faute grave, ce qui veut dire, qu’elle pourrait peut-être accéder aux sacrements.

Cela nous montre, comme le pape le souligne, qu’il y a peu de réponses indiscutables et fixes aux situations matrimoniales complexes et fragiles qui peuvent se régler par une nouvelle loi – il s’agit ici d’ailleurs d’une banalité morale du Moyen-Âge qui dit bien que la situation concrète demande un discernement moral pour appliquer le sens d’une loi, et pour ce faire qu’il faut parfois agir contrairement à la loi écrite.[11] C’est d’abord la réponse d’un cœur généreux qui compte ; d’un cœur qui veut grandir dans la foi et qui est en chemin pour réaliser de plus en plus (donc graduellement) la plénitude de l’idéal évangélique. C’est donc d’abord la réponse d’une conscience morale personnelle, accompagnée par le discernement bienveillant d’un pasteur (cf. AL 297 – 305).

En se rendant bien compte que c’est toujours la volonté divine qui est recherchée par des consciences formées, on ne peut pas parler de relativisme moral ou doctrinal. Mais il s’agit d’un chemin de miséricorde et d’une pastorale de miséricorde qui transmet d’abord l’amour inconditionnel de Dieu (cf. AL 307 – 312). Cela ne signifie pas la tolérance du péché. Bien au contraire, c’est la miséricorde divine, vécue par les chrétiens, qui nous permet d’avoir le courage de reconnaître notre péché et le confesser comme premier pas d’une vraie conversion.

Ici, nous retrouvons les fondements ignaciens du pape. Lors de la première semaine des Exercices spirituels, nous sommes invités à laisser Dieu nous révéler notre péché. La prière se termine toujours dans un colloque, donc dans un dialogue avec le Seigneur miséricordieux : celui au pied de la croix (cf. ES 53) ou celui de la miséricorde qui me donne la vie (cf. ES 61). Ignace propose de voir sa propre dépravation à la lumière de la bonté et de la miséricorde de Dieu (cf. ES 71). C’est dans ce processus que celui qui fait les exercices peut accueillir la vérité sur lui-même et s’ouvrir à Dieu pour changer sa vie (cf. ES 61). Ce chemin de miséricorde reste donc un chemin de discernement qui forme la conscience morale personnelle.

Vers une démocratisation du discernement chrétien

Cette brève analyse nous montre que très souvent, le terme de discernement n’est pas utilisé dans un sens nouveau ou spectaculaire dans AL. Néanmoins, l’utilisation multiple de ce mot indique que la formation de la conscience morale et la faculté de discernement du chrétien ainsi que celle de toute la communauté ecclésiale sont à développer. Mais bien-sûr, cette insistance sur la conscience morale personnelle et la mission d’épanouir sa propre capacité à discerner pour mieux agir selon l’amour de Dieu se trouve déjà dans d’autres textes du pape actuel (ex. Evangelii Gaudium no. 16, où il ne s’agit pas encore d’une « démocratisation » du discernement, mais d’une « aristocratisation » pour ensuite élargir l’appel au discernement à toute l’Église au no. 179).

Tous appelés à s’approprier une loi authentique

Nous pouvons donc constater que le pape propose une éducation au discernement pour chacun et chacune, pas seulement pour les « pasteurs ». La base d’un bon discernement s’appuie sur une conscience bien formée. Cela n’est en rien nouveau dans l’Église catholique. C’était seulement enfoui pendant quelques siècles par l’influence du « nominalisme », pour qui la conscience morale n’est qu’une instance qui ne peut reconnaître la loi que comme une obligation extérieure. Depuis le Concile Vatican II (quelques théologiens déjà bien avant, ex. John Henry Newman[12]), l’Église catholique est en train de dépasser ce raidissement moral, comment nous avons vu sous le 2e point. Le pape François continue fidèlement dans cette direction. Cela peut faire peur parce qu’il faut reconnaître que la réalité ne consiste pas que de blanc et de noir, mais qu’il y a beaucoup de nuances entre les deux. De plus, nos sociétés, qui sont en plein changement radical de toutes traditions et coutumes anciennes, nous poussent à chercher une sécurité dans un espace réduit où l’action bonne ou mauvaise serait clairement définie.

Mais la réalité est plus complexe, et finalement, la capacité qu’a chaque personne humaine à bien former sa conscience pour reconnaître intérieurement ce qui est bien ou mal, fait partie de sa dignité profonde. En ayant discerné personnellement ce bien qu’il veut réaliser, l’homme est en chemin vers cette finalité plus grande, qui est la « vision béatifique » de Dieu. Plutôt que d’exiger du croyant qu’il se conforme aveuglement à une loi extérieure, le croyant est appelé à s’approprier une loi authentique qui lui dit de viser, poursuivre et réaliser le bien le plus possible dans son agir.[13] Le magistère garde sa place importante pour la formation de la conscience morale, l’obéissance à l’Église n’en est pas du tout affectée, mais chaque chrétien vit davantage le don et la mission reçus à son baptême : vivre une relation personnelle avec Jésus.

« L’homme est créé pour louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme, et les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, et pour l’aider dans la poursuite de la fin pour laquelle il est créé ». Ignace de Loyola


[1] Les documents du magistère sont cités selon la page web du Vatican : www.vatican.va (site visité le 25 octobre 2021).
[2] Le nombre des publications autour AL n’est plus gérable. Concernant les grandes discussions qui touchent avant tout le chapitre 8 cf. parmi d’autres : Batlogg, Andreas : Viel zu weit oder viel zu wenig ? Beobachtungen zu ersten Reaktionen auf das nachsynodale Schreiben «Amoris laetitia» von Papst Franziskus. In: Stimmen der Zeit online. 01.05.2016 (https://www.herder.de/stz/online/viel-zu-weit-oder-viel-zu-wenig-beobachtungen-zu-ersten-reaktionen-auf-das-nachsynodale-schreiben-amoris-laetitia-von-papst-franziskus/; visité le 25 octobre 2021) ; Goertz, Stephan ; Witting, Caroline (Ed.) : Amoris laetitia – Wendepunkt für die Moraltheologie? Freiburg i. Br.: Herder, 2016 (Katholizismus im Umbruch; 4) ; Les «dubia» des quatre cardinaux, publié le 14 novembre 2016 (https://katholisches.info/2016/11/14/vier-kardinaele-stellen-sich-papst-franziskus-mit-fuenf-dubia-zu-amoris-laetitia-frontal-in-den-weg/, visité le 14 octobre 2021) ; Goertz, Stefan : Über Zweifel, Irrtümer und Unterscheidungen. Eine moraltheologische Zwischenbetrachtung zur Debatte um «Amoris laetitia». In : Stimmen der Zeit online. 01.01.2017 (https://www.herder.de/stz/online/ueber-zweifel-irrtuemer-und-unterscheidungen-eine-moraltheologische-zwischenbetrachtung-zur-debatte-um-amoris-laetitia/, visité le 14 octobre 2021) ; Keenan, James F. : Regarding Amoris laetitia: Its language, its reception, some challenges, and agnosticism of some of the Hierarchy. In : Perspect. Teol. 53 (2021), p. 41-60 ; Kupczak, Jaroslaw : Before Amoris Laetitia. The Sources of the Controversy. Washington : CUA Press, 2021.
[3] Ignace de Loyola : Exercices Spirituels.4 rév. et cor. Paris : Desclée de Brouwer, 2008.
[4] Cf. Lambert, Willi: Aus Liebe zur Wirklichkeit. Grundworte ignatianischer Spiritualität.8 Kevelaer : topos plus, 2008 (topos taschenbücher; 367) : p. 15-18.
[5] Dans le nominalisme, il ne s’agit donc plus d’un concept d’un Dieu qui a créé le monde avec des règles qui l’amène vers une finalité (d’une « loi naturelle » où Dieu a ordonné toute chose à sa propre place pour que la création procède vers une finalité, théologiquement que Dieu soit tout en tous), mais d’un concept où seulement les choses concrètes existent vraiment. Cela veut dire aussi, que le nominalisme ne peut pas partir d’une finalité inhérente à la création. Une théologie morale qui se base sur la loi naturelle part du principe que Dieu est bon. Tout ce que Dieu a fait est donc bon. Par sa raison, l’homme est doué de la capacité de reconnaître l’ordre que Dieu a donné à l’univers et à l’environnement de l’homme. Cette raison est formée par l’expérience du bien et du mal. Dans son libre arbitre, l’homme peut choisir de vivre selon cet ordre qu’il a reconnu par sa raison, en choisissant l’action qui correspond au mieux à sa finalité : la béatitude en Dieu. Dans une conception nominaliste selon Guillaume d’Ockham (environ 1287 – 1347), l’homme ne peut rien dire de Dieu ; il a seulement accès à la volonté de Dieu qui se manifeste dans ses commandements par les Saintes Écritures. Par la suite, il n’est plus possible de dire que Dieu est bon ; seule, la volonté de Dieu est bonne. La fonction de la raison est de présenter à l’homme la loi divine. Dans sa volonté, qui est totalement libre comme la volonté divine, l’homme peut choisir et d’obéir à la loi de Dieu, et de le rejeter. Il s’agit toujours d’un choix isolé du reste de la vie, parce que, selon la conception nominaliste, une finalité de la création n’existe pas où au moins n’est pas concevable par l’homme. Dans une conception de loi naturelle, la conscience morale humaine est capable de discerner le bien et le mal, dans une conception nominaliste, la conscience morale peut simplement reconnaître la loi que Dieu donne pour cette décision précise. – L’explication est toute simplifiée ici. Cf. Schockenhoff, Eberhard : Wie gewiss ist das Gewissen? Eine ethische Orientierung. Freiburg i. Br. : Herder, 2003 : p. 102-122 ; Thomasset, Alain, Interpréter et agir. Jalons pour une éthique chrétienne, Paris : Cerf, 2011 (Initiations) : p. 152-158 ; Pinckaers, Servais Th. : Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire.5 Fribourg : Academic Press ; Paris : Cerf, 2012 : p. 218-263 ; Schockenhoff, Eberhard : Grundlegung der Ethik. Ein theologischer Entwurf. 2rév. Freiburg i. Br. : Herder, 2014.
[6] Tout est permit qui ne dérange pas l’autre dans l’expression libre de sa manière de vivre.
[7] Il n’y a jamais «assez» d’amour, il y a toujours un plus, un davantage. C’est le sens de ce mot cher à Ignace : magis, le plus, le davantage (cf. Lambert, Liebe zur Wirklichkeit, op. cit. p. 106-108).
[8] Comme Eberhard Schockenhoff le montre bien dans sa vue d’ensemble sur la conscience morale dans la théologie occidentale, surtout aussi contre les accusations des théologiens allemands comme réaction à l’encyclique Veritatis Splendor (VS) de Jean-Paul II (1993), même si elle contient des passages, comme le discours sur la norma proxima moralitatis n’est pas très heureusement formulé (cf. Schockenhoff, Gewissen, op. cit. p. 179-180 en faisant référence à VS 59 et 64.
[9] Ce qui se montre par exemple bien dans le dubia des quatres cardinaux (op. cit.).
[10] La loi de gradualité valorise le fait qu’une personne chemine vers une perfection et rende compte du contexte et des difficultés concrètes qui permettent momentanément seulement une réponse partielle à l’appel de l’évangile. Il ne s’agit pas, selon FC 34, d’une gradualité de la loi ; donc la valeur de la loi n’est pas relativisée. Pour la discussion de la loi de gradualité cf. Bogner, Daniel : Was meint und wobei hilft «Gradualität»? Eine Begriffserklärung zur Familiensynode 2015. In : Stimmen der Zeit 7 (2015) ; p. 446-454. Le pape François précise qu’il ne s’agit pas d’une gradualité de la loi, mais d’une « gradualité dans l’accomplissement prudent des actes libres de la part de sujets qui ne sont dans des conditions ni de comprendre, ni de valoriser ni d’observer pleinement les exigences objectives de la loi. » (AL 295 ; cf. Batlogg, Viel zu weit, op. cit.).
[11] Le fondement de ce constat se trouve dans le discours que le premier principe de la loi naturelle (il faut faire le bien et éviter le mal) est toujours raisonnable et évident. Mais dans une situation concrète et plus complexe, la réponse sur ce qui est bien est moins évidente (cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II q. 94,4).
[12] Cf. Newman, John Henry : Grammaire de l’Assentiment. Paris : Ad solem, 2010 (Ècrits newmaniens) ; p. 161-215.
[13] Ce qui est la base d’une morale de vertu.