Marié, père de famille et professeur de théologie, François de Muizon nous fait découvrir comment Amoris Laetitia – La Joie de l’Amour – intègre dans un document magistériel la dimension pastorale et nous invite non seulement à « clarifier » mais surtout à « encourager ».
François de MUIZON
Communauté du Chemin Neuf
Osons un rapide coup de projecteur depuis le Concile Vatican II
L’exhortation post-synodale Amoris Laetitia[1] (19 mars 2016) n’est pas le premier texte magistériel sur le mariage ! Pour bien le comprendre, il importe de le situer dans le sillage des enseignements précédents de l’église catholique, au moins depuis le Concile Vatican II. Osons un rapide coup de projecteur. Si de Jean XXIII émanait une audace prophétique, celle d’un homme bon et docile à l’Esprit-saint, on peut discerner dans l’enseignement de Paul VI, le courage d’un homme vrai, qui a souffert pour l’Église. Chez Jean-Paul II, ce qui frappe c’est surtout l’approfondissement de la morale dans une anthropologie de la personne incarnée et sauvée. Apparait surtout la puissance et la splendeur de la vérité qui rend libre. La dominante est clairement doctrinale. L’enjeu est d’éclairer la conscience sur la nature de la personne, de sa vocation au don, porté par la foi dans la puissance du Salut à l’œuvre. Chez Benoit XVI, la tonalité est plus théologale, insistant sur les ressources spirituelles, la grâce pour vivre pleinement l’exigence morale. Chez François enfin, la dominante est clairement pastorale. Est mise en lumière l’importance du processus concret de croissance dans la vie chrétienne, du cheminement de la personne, de son accompagnement et du discernement du bien concret réalisable. L’enjeu est surtout d’encourager la personne à progresser, au milieu des conditionnements, vers la plénitude de la vie chrétienne, avec l’aide de la grâce, selon une morale traditionnelle des vertus et du bonheur.
Le regard du Bon Pasteur
À la lecture d’Amoris Laetitia, ce qui frappe, ce n’est pas la doctrine formulée qui est globalement traditionnelle, mais c’est la tonalité particulière. Rarement la doctrine catholique sur le mariage n’avait été exprimée en terme aussi concrets, existentiels, évangéliques, unifiant les dimensions humaines et spirituelles, psychologiques et théologales, avec des mots simples, accessibles par tous. Le style de François rejoint chacun dans son expérience, avec réalisme et authenticité. La nouveauté du style tend à traduire la nouveauté du regard porté sur le vécu conjugal et familial. Ce regard n’est ni laxiste, ni rigoriste. C’est un regard réaliste, exigeant et bienveillant, celui du Bon Pasteur, attentif à toutes les personnes et à leur cheminement. Il s’agit au fond d’entrer dans le regard même de Jésus sur chaque personne, chaque couple, chaque famille. C’est bien à une telle conversion du cœur, à une telle conversion pastorale que François nous convie. Il s’agit d’abord de se laisser regarder soi-même par Jésus et d’entrer dans le regard d’amour et de tendresse qu’il porte sur les hommes et les femmes qu’il rencontre[2]. Ce regard porté sur la personne telle qu’elle est, se veut éloigné de tout idéalisme abstrait. Loin d’être seulement factuel ou de surface, c’est un regard de foi, discernant l’action mystérieuse de la grâce. C’est un regard d’amour bienveillant et exigeant, qui reconnaît ce qui est déjà là, ce qui est en promesse, et ne se limite pas à constater ce qui manque. C’est enfin un regard d’espérance et de miséricorde, qui accueille la souffrance et l’inscrit dans un chemin de guérison, de conversion et de croissance.
Réalisme versus idéalisme ?
Le regard réaliste sur le mariage et sur les couples qui le vivent est souvent opposé, dans le texte, à un idéalisme éthéré, qui se contenterait de principes abstraits. François se méfie de l’idéalisme. Pourtant, paradoxalement, il utilise souvent le mot « idéal[3] » avec un sens positif, pour dire la plénitude du mariage chrétien à proposer à tous. Cet « idéal complet du mariage » est « le projet de Dieu dans toute sa grandeur » (AL 307). St Jean-Paul II, en son temps, n’utilisait jamais le vocabulaire de l’idéal pour aborder la vie conjugale[4], tant il insistait sur le réalisme de la grâce abondamment donnée par Dieu aux époux, pour vivre et incarner pleinement leur appel à réaliser une authentique communion conjugale. Voyant surtout le versant de la fragilité humaine réelle, François dénonce les pasteurs qui enferment les brebis dans une « doctrine froide et sans vie » (AL 59), dans une éthique sans bonté, rigide, légaliste. Il prône un « sain réalisme », et invite à « garder les pieds sur terre » (AL 6), car la foi est concrète : « Le Verbe ne s’est pas fait idée, il s’est fait chair » [5]. Aussi le saint Père invite-t-il à envisager les couples tels qu’ils sont, marqués par toutes sortes de limites, blessures, difficultés, conditionnements, inertie, souffrance, désillusions, échecs, etc. Adopter une posture réaliste, c’est aussi regarder la manière dont les exigences du Christ et de l’Église à l’égard de l’amour et du mariage sont perçues et comprises par nos contemporains. Comment sont réellement comprises les exigences de respect de la continence avant le mariage, de liberté, de fidélité, d’indissolubilité, d’ouverture à la vie, de vie sacramentelle cohérente ? Il importe enfin de prendre la mesure du contexte de brouillage des repères, de fragilisation du lien conjugal, familial, social, et de l’impact du subjectivisme (AL 34), du relativisme (AL 34), de l’individualisme (AL 33), de la culture du provisoire (AL 39), de l’émotivisme (AL 34), de l’hédonisme et de l’érotisation de la société (AL 39). Ultimement c’est bien d’un véritable « changement anthropologique et culturel » (AL 32) qu’il faut prendre acte, sans s’y résigner pour autant.
Pas seulement éclairer les consciences, mais encourager des volontés fragiles
Dans un tel contexte, l’accompagnement des couples ne consiste pas simplement à éclairer des consciences erronées ou de mauvaise volonté délibérée, mais à éduquer des volontés entravées ou affaiblies dans leur capacité de choisir et d’accomplir le bien véritable. L’enjeu est surtout l’éducation à la vraie liberté d’un sujet moral devenu faible. De là découle cet avertissement : n’attendons pas de ce texte un changement des normes morales, mais plutôt un nouvel encouragement[6] au discernement pour vivre progressivement la plénitude de l’appel conjugal (AL 300). Il s’agit donc de fortifier le sujet moral, qui se trouve affaibli par le poids des nombreux conditionnements sociaux et psychologiques (AL 303) qui constituent autant de circonstances atténuantes (AL 301). Mais ici, soyons clair : souligner ces faiblesses, ce n’est nullement manquer d’espérance en l’homme, encore moins en la puissance de la grâce salvifique du Christ. Ce n’est pas se résigner, ni réduire les possibilités concrètes de l’homme à un niveau strictement humain, en oubliant qu’il est sauvé par le Christ. C’est faire preuve de réalisme spirituel, pour mieux disposer les cœurs à accueillir la grâce divine dans leur histoire réelle. La grâce de Dieu travaille l’homme à partir du réel pour le transformer progressivement au rythme d’un cheminement qui doit être accompagné pas à pas.
Ainsi, il est vain de répéter les normes, sans prendre en compte l’état des personnes, dans les situations concrètes dans lesquelles elles sont plongées. En effet, le problème n’est pas d’abord moral, mais anthropologique, car il concerne la personne elle-même. C’est précisément à ce besoin de renouvellement anthropologique que répondait l’enseignement personnaliste de Jean-Paul II sur la théologie du corps. Si la crise de la morale est d’abord une crise de la consistance du sujet moral, rendant celui-ci comme incapable de discerner et de réaliser son bien propre, et par là de s’accomplir en vérité et liberté, le sujet retrouvera sa consistance en se laissant éclairer par une compréhension fondamentale renouvelée de la personne, où celle-ci s’accomplit progressivement, en entrant dans le dynamisme concret du don, dynamisme dont la source est trinitaire et dont le corps sexué a la capacité d’en exprimer le sens. Même au milieu des conditionnements et des limites, il est toujours possible de progresser en entrant dans ce dynamisme du don.
« Le temps supérieur à l’espace » : l’enjeu d’une croissance, d’un cheminement
Dans ce contexte, le thème du primat du temps sur l’espace cher à François (Evangelium Gaudium 222, Laudato Si 78), s’applique très bien au couple. Dans la vie conjugale, il s’agit d’« initier des processus plutôt que de posséder des espaces » (AL 261). En effet, l’aventure du mariage chrétien, c’est avant tout celle de la traversée risquée mais à deux de l’existence entière, où il s’agira de s’apprendre mutuellement à donner et à recevoir, de s’apprendre mutuellement à aimer jusqu’au bout. Dans ce processus graduel les époux cheminent, en accueillant au cœur de leur lien le Tiers divin qui les unit. Cheminer[7], c’est progresser pas à pas vers un amour mature. L’amour est ce processus dynamique, fragile et précieux, vivant, appelé à se développer et qu’il importe de cultiver (ch IV et VI). Le mariage s’inscrit dans une longue histoire, une « histoire de salut » (AL 221), dont il faut accompagner toutes les étapes. Si le sacrement n’a pas une efficacité magique et automatique, s’il n’est pas non plus un idéal abstrait, il a besoin d’être activé de l’intérieur d’un terreau humain, lequel est sans cesse à cultiver pour que la grâce sacramentelle porte ses fruits. C’est un chemin de chute et de relèvement, de défaite et de victoire, de péché et de pardon, de blessure et de don authentique. L’enjeu est la croissance du sujet moral, de sa liberté et de sa conscience selon plusieurs grandes voies.
La loi de gradualité, une divine pédagogie
Dans cet esprit François s’appuie d’abord sur la « loi de gradualité » introduite par Jean-Paul II, « conscient que l’être humain “connaît, aime et accomplit le bien moral en suivant les étapes d’une croissance ” (FC 34) » (AL 295). La loi de gradualité, qui est plutôt une loi de la vie spirituelle et existentielle, constitue en quelque sorte la matrice d’Amoris Laetitia, le cadre de pensée et de discernement de tout le texte. C’est une loi de croissance, de maturation et d’accueil progressif de la grâce, qui correspond au « davantage » ignatien. François l’étend aux situations de couples qui sont en chemin et sont loin de vivre toutes les exigences de la loi. Il s’agit d’« une gradualité dans l’accomplissement prudent des actes libres de la part de sujets qui ne sont dans des conditions ni de comprendre, ni de valoriser ni d’observer pleinement les exigences objectives de la loi » (AL 295). En toute situation, il est donc possible d’identifier le « prochain pas » (le « next step ») à faire, pour progresser sur le chemin qui est le sien. En particulier, la mission des pasteurs à l’égard des couples « en situations dites irrégulières » est d’indiquer un chemin de croissance et de grâce toujours possible. « “Il revient à l’Église de leur révéler la divine pédagogie de la grâce dans leurs vies et de les aider à parvenir à la plénitude du plan de Dieu sur eux”, toujours possible avec la force de l’Esprit Saint » (AL 297).
Le chemin de l’intégration personnelle
Ensuite, il s’agit de comprendre le chemin de croissance comme un chemin d’intégration progressive de l’affectivité et de la sexualité dans l’amour véritable. « Intégrer » c’est ici entrer dans un chemin d’unification de la personne, de cohérence qui passe, notamment pour les divorcés remariés, par un chemin de vérité, de repentance, à la lumière d’un sérieux examen de conscience. (AL 300). L’enjeu est de considérer la loi, non de façon juridique — une norme qui oblige sous peine de sanction — mais en son sens biblique, comme un chemin de bonheur, une instruction sage, une grâce offerte, signe de l’amour délicat de Dieu. « la Loi est un don de Dieu, qui indique le chemin, un don pour tous sans exception qu’on peut vivre par la force de la grâce, même si chaque être humain « va peu à peu de l’avant grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu et des exigences de son amour définitif et absolu dans toute la vie personnelle et sociale. ” (FC 9) » (AL 295)
Une éducation à la pratique des vertus morales
Le chemin de croissance dans l’amour conjugal passe aussi par une éducation à la pratique des vertus morales[8]. François l’introduit avec vigueur : « il faut rappeler l’importance de la vertu » (AL 206). Il en appelle à l’éthique des vertus dans la grande ligne aristotélo-thomiste, largement réhabilitée aujourd’hui[9] en vue d’une « éducation morale » comprise comme une formation à la liberté véritable. « L’éducation morale est une formation à la liberté à travers des propositions, des motivations, des applications pratiques, des stimulations, des récompenses, des exemples, des modèles, des symboles, des réflexions, des exhortations, des révisions de la façon d’agir et des dialogues qui aident les personnes à développer ces principes intérieurs stables qui conduisent à faire spontanément le bien. La vertu est une conviction transformée en un principe intérieur et stable d’action. » (AL 267). À ce titre, la famille est la « première école des valeurs, où on apprend l’utilisation correcte de la liberté » (AL 274)[10]. C’est le creuset de la croissance dans la vie personnelle et morale. C’est là que l’on apprend « à se situer face à l’autre, à écouter, à partager, à supporter, à respecter, à aider, à cohabiter » (AL 276). Un chapitre entier est consacré à l’éducation, aux vertus morales et à l’édification de la liberté (AL 261-273).
Une éthique de la croissance, du cheminement et de la construction de soi
François considère donc l’être humain comme un être inscrit dans une histoire, un être en chemin qui a besoin de temps pour se construire, « jour après jour » (AL 308), en posant des petits pas, ce qui le conduit à privilégier une morale des vertus. L’être humain créé à l’image de Dieu est appelé à acquérir la ressemblance, à lui ressembler de plus en plus. Il est un être inachevé, en travail de son accomplissement singulier. Il est constitué d’inclinations, de potentialités, de passions appelées à être développées, purifiées, canalisées, portées à leur perfection. La vertu est ce processus d’édification par lequel l’homme s’humanise en accomplissant ses inclinations et ses potentialités. Exercer les vertus rend de plus en plus libre, plus capable de maitriser ses passions, afin de devenir sage, juste, courageux, tempérant. « La vie vertueuse construit la liberté, la fortifie et l’éduque, en évitant que la personne devienne esclave de tendances compulsives déshumanisantes » (AL 267) Cette construction s’opère en posant des actes concrets. La connaissance ne suffit pas pour progresser et s’accomplir. Un acte isolé ne suffit pas non plus. Il faut s’y exercer par « la répétition consciente, libre et valorisée de certains bons comportements. » (AL 266) pour que la personne acquière « des principes intérieurs stables qui conduisent à faire spontanément le bien. » (AL 267). Ainsi, aimer vraiment son conjoint exige qu’on s’y exerce chaque jour, pour que grandisse cet amour. « On peut avoir des sentiments sociables et une bonne disposition envers les autres, mais si pendant longtemps on n’a pas été habitué, grâce à l’insistance des adultes, à dire ‘‘s’il vous plaît’’, ‘‘pardon’’, ‘‘merci’’, la bonne disposition intérieure ne se traduira pas facilement en ces expressions. » (AL 266). L’exercice des vertus créé une sorte de « pli intérieur » (un habitus)qui incline spontanément la personne à faire de plus en plus facilement le bien, fermement et joyeusement[11]. Petit à petit, le bien s’imprime dans la personne et la façonne pour la rendre meilleure et plus belle. Aussi la vertu embellit la personne. Au sein de la vie conjugale et familiale, les vertus qu’il est bon de faire grandir sont celles de l’hymne à la charité (1 Co 13) : la patience, le courage, la serviabilité, la délicatesse, la justice, l’humilité, le détachement, le pardon, la gratitude, la capacité à se réjouir du bien qui est en l’autre, la confiance.[12]
Cultiver l’attrait et le goût joyeux du bien
Les vertus manifestent que l’éducation morale ne consiste pas seulement à dénoncer le mal et à enseigner la loi, mais d’abord à favoriser la reconnaissance des « inclinations spontanées de la personne humaine » (AL 123) vers le bien, à cultiver « les tendances affectives au bien » (AL 264), à faciliter l’accomplissement du bien, effectivement, pas à pas, et à donner de gouter la joie pure de l’avoir accompli (fruitio). Ainsi la loi est reconnue comme un « don de Dieu qui indique le chemin » (AL 295) et peut être accueillie, comprise, aimée, intégrée. La conscience peut alors jouer son rôle de boussole intérieure, guidant la vie morale. Il s’agit que « le bien saisi par l’esprit s’enracine en nous en tant qu’une profonde disposition affective, comme une disposition au bien. » (AL 265). Il y a donc une correspondance profonde entre les exigences de l’Évangile et les désirs intérieurs du cœur. À l’intérieur de ce primat du bien et de l’amour dans une « pastorale positive » (AL 38), François aborde le combat contre le mal (AL 77, 92, 104, 119). Il insiste sur la vertu de force : « le fort, c’est celui qui peut rompre l’engrenage de la haine, l’engrenage du mal. » (AL 118) Comme St Thomas, François insiste donc plus sur le bien à faire que sur le mal à éviter. C’est en faisant le bien et en expérimentant le bonheur de l’avoir accompli, que l’on reconnait de plus en plus le mal à éviter et qu’on reçoit la force d’y renoncer. L’accomplissement du bien et l’expérience de la joie de l’amour sont pour François les ressorts intérieurs les plus puissants pour avancer, grandir en humanité, s’accomplir dans le don de soi, et cela est possible en toutes situations.
Tous en chemin, « homo viator »
Pour toute personne, qu’elle soit en situation « régulière » ou « irrégulière », il s’agit d’envisager une dynamique de croissance dans la liberté et la sainteté, dont le moteur est l’attrait amoureux du bien et la joie du bien accompli, avant la lutte contre le péché et le mal. Nous comprenons que nous sommes tous en chemin vers la sainteté, nous avons tous besoin d’être accompagné, fortifié, relevé par la grâce et purifié par la miséricorde, afin de grandir dans la joie de l’amour. Notre commune condition est celle de l’homo viator[13], de l’homme limité et pécheur, mais en chemin, sous le signe de l’espérance. Il est essentiel d’en avoir une conscience vive, avant d’aborder la situation des personnes divorcées remariées. Il importe aussi d’utiliser un vocabulaire qui ne se limite pas au manquement par rapport à une loi, mais qui est attentif à la réalité, d’où les expressions de situations « dites irrégulières » (297), « compliquées » (312), « complexes » (247), « imparfaites » (296), de « fragilité[14] humaine » (56, 237, 296). François nous invite à prendre en compte le mystère de la fragilité (47) dans le domaine conjugal et familial[15].
Tous, pécheurs pardonnés et appelés
Pour être en mesure d’entrer dans le regard de Jésus, tous, y compris les pasteurs, sont invités à vivre ce dynamisme de croissance qui passe par la conversion et l’unification personnelle, et pour cela à prendre la mesure de sa propre fragilité, et à faire l’expérience d’être une brebis perdue et sauvée. Il s’agit d’accepter d’être rejoint par la Miséricorde dans sa fragilité et son péché. « Il faut prier avec sa propre histoire, s’accepter soi-même, savoir cohabiter avec ses propres limites, y compris se pardonner, pour pouvoir avoir cette même attitude envers les autres. Mais cela suppose l’expérience d’être pardonné par Dieu, justifié gratuitement. » (AL 107-108) Tout chrétien est un pécheur pardonné et appelé[16]. C’est là son identité véritable, celle qui le conduit à une juste disposition. « Nous sommes tous invités à vivre de miséricorde parce qu’il nous a d’abord été fait miséricorde » (AL 310).
L’intégration ecclésiale de tous
Le mot qui désigne cette juste disposition est l’intégration. Pour François, intégrer, c’est rappeler que les divorcés remariés ne sont pas excommuniés, et que s’ils sont privés de la communion sacramentelle, ils ne sont pas privés de la communion ecclésiale et de la grâce sanctifiante (AL 299). Il s’agit de l’intégration ecclésiale : « Nous nous comportons fréquemment comme des contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile ». (EG 47, AL 310). Nous sommes solennellement invités à une véritable conversion pastorale qui pousse à développer une compassion bienveillante, prête à accueillir et à accompagner tous ceux qui désirent s’approcher avec un cœur sincère de l’Église et ce qu’elle annonce. « La route de l’Église, depuis le Concile de Jérusalem, est toujours celle de Jésus : celle de la miséricorde et de l’intégration […]. La route de l’Église est celle de ne condamner personne éternellement, de répandre la miséricorde de Dieu sur toutes les personnes qui la demandent d’un cœur sincère ». (AL 296) Intégrer suppose donc cette disposition du cœur du pécheur, à l’inverse des « corrompus » qui s’excluent eux-mêmes.
Entrer dans le regard du Christ sur les pécheurs
François invite à regarder avec les yeux du Christ « ceux qui participent à sa vie de manière incomplète, tout en reconnaissant que la grâce de Dieu agit aussi dans leurs vies, leur donnant le courage d’accomplir le bien, pour prendre soin l’un de l’autre avec amour et être au service de la communauté dans laquelle ils vivent et travaillent. » (AL 291). Jésus accueille toute personne qui se présente à lui et la considère pour ce qu’elle est, sans l’enfermer dans son péché mais sans nier ce péché. Son regard relève. Il révèle qu’en toute situation, il existe un chemin de conversion possible. François évoque tour à tour les figures de Matthieu et Zachée (AL 21), la samaritaine (AL 289), la femme adultère (AL 27, 38, 64), la pécheresse chez Simon (AL 21, 100, 289).
« Misericordia et misera[17] »
À la suite de St Augustin, François commente le moment où Jésus se retrouve seul face à la femme adultère. Avec une infinie miséricorde, Jésus la conduit jusqu’à un moment de vérité sur sa situation. Il ouvre son cœur et la libère pour évangéliser. Chez Simon, Jésus laisse faire la femme pécheresse, qui se jette à ses pieds, les mouille de ses larmes, les essuie de ses cheveux, les couvre de baisers et répand du parfum (Lc 7, 36-49). Simon qui s’interroge sur l’identité prophétique de Jésus (« si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme et ce qu’elle est ») ne voit pas que Jésus est bien prophète et que son activité prophétique est précisément de signifier le jugement de Dieu, procédant d’un regard juste sur la réalité la plus profonde de cette femme, dont le cœur s’ouvre et se convertit. Simon confond l’identité profonde et mystérieuse (« qui ») et la catégorie dans laquelle il veut l’enfermer (« ce que »). Son jugement l’empêche de discerner la beauté des gestes de cette femme, son audace, sa foi, son humilité et surtout son grand amour. Jésus s’adresse alors à Simon, en utilisant son langage comptable, pour qu’il vive une conversion du regard. Pourtant, aucune ambiguïté, c’est bien ce même Jésus qui avait condamné fermement l’adultère (Mt 5,27; 5, 32), et qui maintenant choisit de s’exprimer autrement face à la personne fragile et en situation irrégulière. De cette manière de faire de Jésus, l’Église s’inspire. « Le message de l’Église sur le mariage et la famille est un reflet clair de la prédication et des attitudes de Jésus, qui, en même temps qu’il proposait un idéal exigeant, ne renonçait jamais à une proximité compatissante avec les personnes fragiles, comme la samaritaine ou la femme adultère. » (AL 38). Cette attitude de Jésus à laquelle l’Église est appelée est visible tant avec saint Jean Paul II, quand il rappelle l’exigence de la loi de Dieu et la splendeur de la vérité, qu’avec François quand il invite à la délicatesse pastorale à l’égard de ceux qui ne parviennent pas encore à observer la loi de vie.
Pasteur à la manière de Jésus
Ainsi, accompagner des personnes en chemin, vulnérables, c’est entrer dans le regard de Jésus, ce qui n’empêche pas d’enseigner avec clarté la loi de vie. Si l’enseignement moral permet de structurer et de former la conscience, en proposant des orientations générales et des valeurs fondamentales, l’accompagnement pastoral, après avoir pris le temps d’écouter la personne dans son histoire singulière, lui donne des pistes concrètes. Il s’agit d’aider la personne concrète à former son jugement sur ce qui est, en cet instant, pour elle, le bien à faire et le mal à éviter, dans une perspective de sagesse pratique. Si St Jean Paul II, dans son enseignement magistériel (Familiaris Consortio, Veritatis splendor), privilégiait clairement l’enseignement moral pour éclairer les consciences, François accentue fortement la dimension pastorale, le point de vue de la sagesse pratique et du discernement pastoral individuel. Benoit XVI avait, quant à lui, tenu les deux points de vue, quand il avait affirmé d’une part l’existence de « principes éthiques non-négociables »[18] ou quand, en Afrique[19], il invitait à l’humanisation de la sexualité et à la chasteté, comme unique moyen de lutter contre le sida, et que, d’autre part, répondant aux journalistes, il insistait sur la prise en compte des situations particulières à l’intérieur d’un cheminement humain et spirituel spécifique.[20]
En conclusion, l’art du discernement
Si l’habitude était d’aborder dans l’enseignement magistériel le point de vue de l’enseignement moral pour éclairer le jugement, et de réserver le discernement concret des situations à l’accompagnement pastoral, le plus souvent assuré par des prêtres ou des religieux (confession, accompagnement spirituel), la nouveauté d’Amoris Laetitia est d’avoir intégré dans un document magistériel le point de vue pastoral, lui donnant une plus grande envergure, et invitant l’Église à une conversion pastorale et missionnaire. Ce langage peut désorienter celui qui n’est pas rompu à l’art du discernement, et on peut se poser quelques questions sur la formation des pasteurs, à commencer par celle des prêtres et des évêques, à cet art du discernement, si développé dans la spiritualité ignatienne par exemple. Jean-Paul II avait néanmoins ouvert une porte du côté du discernement pastoral, en introduisant la notion de gradualité (FC 34) et la nécessité de bien discerner les différentes situations de séparations conjugales (FC 84). François reprend à son compte cet apport et le déploie abondamment, jusqu’à en faire la ligne directrice de tout son enseignement[21].
[1] Amoris laetitia (désormais AL) est la deuxième exhortation post-synodale sur le mariage et la famille, la première étant Familiaris consortio de Jean-Paul II, 1981 (désormais FC).
[2] L’éthique consiste à adopter un certain regard (le mot revient 51 fois) ajusté, celui-là même que Jésus porte sur la Samaritaine (évoquée 4 fois), sur la femme adultère (évoquée 3 fois), sur la pécheresse chez Simon (évoquée 2 fois).
[3] 21 occurrences du mot « idéal » dans Amoris laetitia.
[4] Parlant de la vie commune conjugale, le futur pape affirmait déjà que « s’y réalise une authentique communio personarum, une unification des personnes et pas seulement des corps, non seulement une « relation sexuelle », mais une réelle unification des personnes, en laquelle elles deviennent réciproquement don l’une pour l’autre, elles se donnent et se reçoivent réciproquement. Il en s’agit pas d’une vision idéaliste, mais au contraire réaliste. C’est spécialement l’Évangile en fait qui exige de nous une tel réalisme dans l’appréciation du lien conjugal. » (Jean-Paul II, Famille et communion des personnes, (1974-1975), Téqui, 2016, p. 46-47)
[5] François, Homélie à Sainte-Marthe, 24 avril 2017.
[6] La notion de courage, en forme substantive ou verbale, revient 48 fois.
[7] La thématique du cheminement (65 fois), de la maturation (27 fois), de la croissance (26 fois), des processus (14 fois) est centrale dans Amoris laetitia.
[8] Le thème des vertus au cœur de la vie conjugale était presque absents des textes précédents : Humanae vitae (0 fois), FC (32, 33, 37, seule la vertu de chasteté est évoquée), VS (discrètes allusions).
[9] MACINTYRE Alasdair, Après la vertu. Étude de théorie morale, Paris, PUF, coll. Léviathan, 1997; PINCKAERS Servais, Plaidoyer pour la vertu, Paris, éditions Parole et Silence, 2007; DREYER Rod, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus. Le pari bénédictin, Artège, 2017.
[10] Je me permets de signaler mon intervention au congrès théologique de la 6ème rencontre mondiale de la famille, Mexico, 14-18 janvier 2009 : « La famille éducatrice aux valeurs humaines et chrétiennes ».
[11] « fortiter et suaviter »dirait-on avec St Ignace de Loyola dans son Récit du pélerin.
[12] Ces vertus font l’objet d’un long développement au ch IV, 89-164, « L’amour dans le mariage ».
[13] MARCEL Gabriel, Homo viator, prolégomènes à une métaphysique de l’espérance, Aubier, 1945.
[14] Le terme fragile ou fragilité revient 27 fois dans l’exhortation.
[15] Le chapitre 8 est intitulé « accompagner, discerner et intégrer la fragilité ».
[16] La devise du pape François, miserando atque eligendo signifie « Choisi parce que pardonné ». Cette devise se réfère précisément à la conversion de Saint Matthieu.
[17] Titre de la lettre apostolique en conclusion du jubilé extraordinaire de la Miséricorde de 2016, qui s’ouvre sur ces mots : « Misericordia et misera sont les deux termes qu’utilise Saint Augustin pour raconter la rencontre entre Jésus et la femme adultère (cf. Jn 8, 1-11). Il ne pouvait trouver expression plus belle et plus juste pour faire comprendre le mystère de l’amour de Dieu quand il vient à la rencontre du pécheur : « Il ne resta que la misérable pécheresse en face de la bonté miséricordieuse » (In Joh, 33, 5). »
[18] VIIe rencontre mondiale de la famille, Milan, 2012.
[19] Discours au Cameroun, 17 mars 2009.
[20] Concrètement, tout en rappelant que le préservatif ne saurait être « une solution véritable et morale », Benoit XVI ajoute que « cependant, dans l’intention de réduire le risque de contamination, l’utilisation d’un préservatif peut constituer un premier pas sur le chemin d’une sexualité vécue autrement, une sexualité plus humaine. » Il poursuit en donnant un exemple : « Lorsqu’un prostitué utilise un préservatif, dans la mesure où cela peut être un premier pas vers la moralisation, un premier élément de responsabilité permettant de développer à nouveau une conscience du fait que tout n’est pas permis et que l’on ne peut pas faire tout ce que l’on veut. » Enfin, il rappelle que « ce n’est pas la véritable manière de répondre au mal que constitue l’infection par le virus VIH. La bonne réponse réside forcément dans l’humanisation de la sexualité. » (Benoit XVI, Lumière du monde, p. 159-160).
[21] C’est donc bien dans cet esprit qu’il convient d’interpréter le fameux chapitre 8 d’Amoris Laetitia, « accompagner, discerner et intégrer la fragilité » qui a tant fait réagir. De nombreuses polémiques pourraient ainsi être évitées si on prenait toute la mesure de l’écart entre ces deux points de vue complémentaires : l’enseignement moral qui clarifie et l’accompagnement pastoral qui encourage. Cet article s’inspire notamment du livre de François Gonon, Amoris laetitia, La doctrine du bon pasteur, regard d’un curé de paroisse et théologien, Emmanuel, 2017.